L'arbre à poèmes

Le nez de Cyrano

By on 16 février 2014

« Le nez de Cyrano, s’il eût été plus court… » Blaise Pascal nous pardonnera, nous l’espérons, l’emprunt et la transformation de son anastrophe, qui nous permet d’introduire la tirade de Cyrano sur son nez, moins célèbre (et c’est bien dommage) que celui de la grande Cléopâtre.

Cette tirade en alexandrins intervient à l’acte I, scène IV de Cyrano de Bergerac, le chef-d’œuvre trop méconnu d’Edmond Rostand, écrit en 1897. Cyrano répond ainsi à un bellâtre qui l’attaquait, avec fort peu d’esprit et de jugeote, sur la longueur hors norme de son appendice nasal :

Ah ! Non ! C’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… oh ! Dieu ! … bien des choses en somme…
En variant le ton, —par exemple, tenez :
Agressif : « moi, monsieur, si j’avais un tel nez,
Il faudrait sur le champ que je me l’amputasse ! »
Amical : « mais il doit tremper dans votre tasse :
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »
Descriptif : « c’est un roc ! … c’est un pic… c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ? … c’est une péninsule ! »
Curieux : « de quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
Gracieux : « aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »
Truculent : « ça, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
Prévenant : « gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »
Tendre : « faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »
Pédant : « l’animal seul, monsieur, qu’Aristophane
Appelle hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d’os ! »
Cavalier : « quoi, l’ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau c’est vraiment très commode ! »
Emphatique : « aucun vent ne peut, nez magistral,
T’enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »
Dramatique : « c’est la Mer Rouge quand il saigne ! »
Admiratif : « pour un parfumeur, quelle enseigne ! »
Lyrique : « est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »
Naïf : « ce monument, quand le visite-t-on ? »
Respectueux : « souffrez, monsieur, qu’on vous salue,
C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! »
Campagnard : « hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain ! »
Militaire : « pointez contre cavalerie ! »
Pratique : « voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »
Enfin parodiant Pyrame en un sanglot :
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l’harmonie ! Il en rougit, le traître ! »
—Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit :
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n’en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d’une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.

Et pour vous distraire, deux versions en vidéo de cette tirade, l’une classique, interprétée par Gérard Depardieu, l’autre très libre, interprétée par Jhon Rachid (ou comment revisiter façon banlieue la célèbre tirade), pour oreilles averties :

Gérard Depardieu, tirade du nez, Cyrano, film de Jean-Paul Rappeneau (1990). Jhon Rachid : Cyrano, le retour / Le clash du nez (2013).

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